Genre : Littérature Canadienne
544 pages
« À Shanghai, pendant la Révolution culturelle, deux familles d’artistes nouent des liens que rien ne viendra briser. Des décennies plus tard, à Vancouver, une jeune femme entreprend de reconstituer leur histoire à l’aide du Livre des traces, un roman sans début ni fin, à la fois fictif et véridique, qui semble renfermer toutes les vies possibles. Ainsi débute une étourdissante quête des origines entre les mailles de l’histoire, la vraie, et l’inventée. »
Merci à NetGalley France et aux éditions Phébus pour ce partenariat.
Nous qui n’étions rien est le genre de roman qu’il n’est pas possible de résumer de manière brève, tant il est riche. Nous y suivons principalement l’histoire de Marie, une jeune adolescente canadienne dont les parents sont Chinois. Au début de l’histoire, nous apprenons qu’elle est seule avec sa mère depuis quelques temps déjà car son père, retourné à Pékin, s’est suicidé. Marie est constamment tiraillée entre deux cultures (elle refuse par exemple que sa mère l’appelle par son prénom chinois, Li-ling) et pense à son père – pianiste émérite – avec regret et nostalgie. Elle n’est d’ailleurs pas bilingue et a abandonné ses cours de calligraphie depuis un moment.
Puis un jour, elle apprend par sa mère qu’elles vont devoir héberger une jeune femme chinoise de dix-neuf prénommée Ai-Ming, qui a fuit la Chine et attend de pouvoir passer aux Etats-Unis. Nous sommes à la fin des années quatre-vingt et nous nous demandons, tout comme Marie, si Ai-Ming doit fuir parce qu’elle a protesté Place Tian’Anmen.
Et c’est à peu près à ce moment-là de ma lecture que je suis tombée par hasard sur un article (qu’il m’est impossible de retrouver) expliquant qu’une légende chinoise disait que chaque famille possédait des carnets retraçant son histoire. Et en continuant ma découverte de Nous qui n’étions rien, j’ai été amusée de constater que cet article et ma lecture se sont rejoints : Ai-Ming et Marie vont découvrir ensemble Le livre des Traces, un récit revenant sur l’histoire d’une famille d’intellectuels (musiciens majoritairement) – nous comprenons très vite qu’il s’agit de la leur, bien que certains liens ne nous soient révélés qu’à la toute fin – vivant de plein fouet la Révolution Culturelle Chinoise.
« »_ Cet après-midi, j’ai commencé à regarder dans les boites. Ce sont les affaires de ton père, n’est-ce pas ? Je sais que j’aurais dû vous demander la permission, bien sûr, mais il y avait tellement de carnets…
_ Mon père est arrivé au Canada en 1979. Ca représente dix ans de papiers. Toute une vie. Il ne nous a presque rien laissé.
_ Je l’ai baptisée la salle des za ji. Les choses qui n’ont pas leur place. Les objets disparates. (…) Tu comprends ? Les choses qu’on ne dit jamais à voix haute finissent par aboutir ici, dans des journaux intimes, dans des espaces privés. Quand on les découvre enfin, il est trop tard. » »
Il y a un point sur lequel j’aimerai revenir d’emblée : la VF du titre. La VO est “Do not say we have nothing” (littéralement Ne dis pas que nous n’avons rien), ce qui semble bien plus pertinent à l’issue de la lecture. D’ailleurs, la fiche Wikipedia du livre mentionne qu’il s’agit d’une phrase présente dans le chant L’internationale, plus particulièrement dans sa version chinoise.
La couverture VO est elle aussi bien plus évocatrice du contenu de l’oeuvre, car elle retranscrit l’émotion et la souffrance qui ressort de ce qu’écrit Madeleine Thien (c’est d’ailleurs de celle-ci qu’est tiré l’en-tête de l’article). En choisissant de suivre Marie, elle nous propose de rencontrer cette diaspora chinoise, qui ne connaît pas ou peu son pays d’origine, son histoire, mais qui à la lumière de ces évènements quand même récent, doit porter le poids lourd d’un passé qui a marqué des familles au fer rouge. Ainsi, au fur et à mesure de sa découverte du Livre des Traces – et donc de l’histoire de la Chine – Marie comprend-elle mieux sa mère, son père aussi, mais avant tout elle-même ; pour finalement, admettre cela : qu’elle le veuille ou non, elle est la somme de toutes ces histoires.
Ma lecture n’a pas été aisée. Il m’a fallu me renseigner sur les différents faits historiques dont il est question dans ce livre au fur et à mesure de certains passages. Si les évènements de la Place Tian’Anmen me paraissaient assez clairs, ce n’était pas le cas pour la Révolution Culturelle (lien Wikipédia), que je situais mal et dont je méconnaissais surtout la durée et la portée.
« Quand on a vu tout ce que j’ai vu, on comprend que les dés sont jetés. Les soi-disant « ennemis du Peuple » sont ceux à qui la chance a cessé de sourire, rien d’autre. Un jour, le traître est Shen Congwen; le lendemain, c’est Guo Moruo. S’ils veulent te coincer, ils te coinceront, et ce que tu lis ou ne lis pas n’aura aucune importance. Les livres dans ta bibliothèque, la musique que tu chéris, les vies que tu as vécues, tous ces détails ne sont que des excuses. »
Cette période, ce sont des passages du livre difficiles, édifiants mais aussi insensés, car nous y rencontrons des lynchages de masse quotidiens (et particulièrement envers ceux qui étaient qualifiés “d’intellectuels”), l’interdiction de l’art (seuls une poignée d’oeuvre en lien avec l’idéologie du Parti sont autorisées), les séances quotidiennes d’autocritique obligatoires, des périodes de famines – que ce soit dans les camps de rééducation qui existaient un peu partout dans le pays ou dans les villes et villages – et d’autres faits encore. La manière dont l’autrice restitue cette époque est efficace et directe, avec une plume très féroce, très dure mais sans pour autant porter de jugements hâtifs – c’est en ça que l’utilisation du fameux Livre des Traces en tant que médium trouve aussi son sens ; cela permet d’inclure de la fiction dans cette Histoire restituée – dans ses grands axes – fidèlement et de donner forme à l’incompréhension et la sidération des personnages plus contemporains.
« Quand la famine a commencé en 1959, les prêtres nous ont révélé qu’ils n’étaient finalement que des hommes et qu’ils ignoraient comment multiplier les pains ou les poissons. Ma mère, mon père et mes deux soeurs sont morts cet hiver-là. Je les ai regardés mourir. J’étais le plus jeune de ma famille et ils ont tout fait pour me protéger. Les cadres du village bloquaient les lettres destinées à la parenté. Quiconque se faisait prendre à essayer de quitter le village était arrêté. Le châtiment était sévère. Si tu n’as jamais eu faim, tu ne peux pas imaginer… Quand je suis arrivé à Shanghai, j’ai compris que j’avais atterri sur une autre planète. Les gens n’avaient pas… Ils ne savaient rien de la famine ni de la dévastation. J’étais jeune, déterminé à trouver ma place dans ce monde nouveau, à me sauver moi-même, parce que Shanghai était le paradis. »
En bref … Ne dis pas que nous n’étions rien est un roman superbe et dense, érudit, mais qu’il faut lire avec une grande attention et de la motivation, car il peut facilement nous laisser sur le bord de la route.
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